Entretien Simona Denicolai & Ivo Provoost (FR)
by Danièle Yvergniaux
by Danièle Yvergniaux
4 février 2006, Bruxelles
Danièle Yvergniaux : Vous avez été invités en résidence au Parc Saint-Léger-Centre d’art contemporain, à Pougues-les-Eaux, en 2002 et 2003. Vous avez proposé de travailler à la conception et à l’étude de faisabilité de Residenz. Fin 2003, Residenz a fait l’objet d’une exposition au Centre d’art. La mise en œuvre de la réalisation est pour le moment suspendue.
Rappelons le principe de Residenz : il s’agit de construire une sculpture habitable dans le parc, à proximité du centre d’art, une forme constituée d’un assemblage de différents éléments fournis par le contexte industriel et économique du territoire. Residenz est une sculpture publique. C’est aussi une habitation et une résidence autonome dont vous vous réservez l’usage. Cette structure sera inscrite dans le projet artistique du Centre d’art, mais ce qui s’y vivra le sera sous votre entière responsabilité.
Il faut savoir que le Parc Saint Léger est le site d’une ancienne station thermale, longtemps florissante, qui a cessé ses activités dans les années ‘70. Des traces de ce passé sont encore visibles aujourd’hui : le pavillon des sources, le casino encore en activité (1), la glacière, le promenoir, ainsi que l’ancienne usine d’embouteillage et un hôtel qui ont été réhabilités pour abriter le Centre d’art. Une sculpture de Xavier Veilhan, objet d’une commande publique, est installée sur le plan d’eau. Le parc et les bâtiments qui l’habitent sont aujourd’hui la propriété du Département de la Nièvre, et inscrits à l’inventaire des monuments historiques.
Je souhaiterais d’abord que l’on replace Residenz dans la généalogie de votre travail artistique. Pour ma part, je relie ce travail à deux autres actions qui sont : 1998 à Nantes, espace que vous avez créé dans la ville pendant un an pour y mener des actions artistiques, dans un préfabriqué « Algeco » installé sur une place ; et plus tard Building/Underwood (2) dans les Pyrénées, un terrain ouvert où vous avez développé un lieu de vie et de travail près d’un village. 1998 marque votre première incursion dans l’espace public. Building/Underwood, relève plutôt de l’idée d’habitation et invente un mode de vie collective sur un terrain en friche.
Simona Denicolai & Ivo Provoost : Avant de parler de 1998 et de Building/Underwood, j’introduirais notre idée des play mobils, née avec le travail à Saint-Nazaire, Logos. C’était un travail sur l’identité de la ville. Une sélection de six éléments représentatifs de l’industrie locale a été placée là où nous sentions que la ville travaillait son image, par des aménagements urbains. Logos était un play mobil avec la ville. Ce que nous appelons un play mobil est conçu à partir d’éléments existants, appartenant au contexte précis avec lequel nous travaillons à un moment donné. Il ne s’agit pas de sculptures en soi, mais d’une action sculpturale. Nous prenons des éléments existants pour les associer, dissocier, assembler les uns aux autres et formuler un langage. Residenz est née aussi de cette pratique. Nous avons identifié une articulation de certains éléments : un hangar métallique de type agricole est traversé par un châlet en bois et pénétré par une citerne. Une armoire métallique est posée un peu plus loin.
Sur le fil des play mobils il y a une image qui nous tient à cœur, celle du ver de terre. Cela résume notre posture. Le ver de terre a besoin d’avaler son contexte pour pouvoir avancer, il le digère et il le défèque pour survivre et évoluer dans son environnement. Donc le contexte le traverse.
L’action 1998, consistait à poser dans la ville de Nantes sur la «Dan Graham Plaza» (3) un espace d’exposition qui viendrait se rajouter à la ville et qui, après une durée d’un an, pouvait disparaître sans laisser de traces physiques.
Je vois Residenz comme une synthèse de ces trois propositions. Si l’on examine l’ordre chronologique, c’est assez clair. Il y a d’abord 1998, qui est une enveloppe dans l’espace public ; puis Logos, qui utilise des formes existantes, la production industrielle du contexte comme forme ; et enfin Building/Underwood, où l’on questionne la vie privée, l’habitat, sur un terrain qui est en même temps ouvert au public comme un parc touristique.
1998 était très démonstratif, c’était un lieu d’exposition dans l’espace public, temporairement imposé.
Pour Residenz il s’agit de créer aussi un espace privé à l’intérieure de la sculpture. Par ailleurs nous pensons qu’il faut considérer tout espace où se trouve un public potentiel comme un espace public. Pour qu’il y ait un public, il faut que quelque chose se passe, mais ce n’est absolument pas nécessaire. Il y a un public à partir d’une personne. Une personne suffit pour témoigner. Ainsi le lit matrimonial est un espace public.
DY : L’intérieur de Residenz est donc à priori un espace privé qui vous est propre, potentiellement doté, comme tu le dis, d’une dimension publique.
SDIP : Oui, parce que de l’extérieur c’est une sculpture dans un parc public. Une sculpture qui parle et qui respire. Notre vie est la première matière que l’on a à notre disposition, c’est avec elle que l’on fonctionne. L’inscrire dans cette coquille veut dire pouvoir donner forme à cette matière par un geste sculptural. Cette vie n’est pas seulement la nôtre. Elle se remplit de passages, échanges, invitations comme nous le faisons tout simplement chez nous. Finalement c’est une matière sculpturale au même titre que le hangar, le chalet et la citerne. Cela paraît plus abstrait, mais pour nous il n’y a pas vraiment de différence entre la matière qui constitue notre quotidien et un objet tiré lui aussi du quotidien. On la met en jeu comme les artistes du Body Art utilisaient leur corps.
La forme de Residenz vient de l’idée du camouflage. Nous utilisons ce qui est produit, ce qui pousse sur place; la forme existe donc déjà dans le paysage et devient, dans notre sculpture, une frontière entre l’espace public et l’espace privé. Cependant, à certains endroits il y a une porosité entre ces deux espaces. L’espace entre l’armoire métallique (destinée au stockage du matériel) et le corps principal de la sculpture par exemple peut-être considéré, selon le point de vue, comme semi-public ou semi-privé. Il y a aussi une porosité sociale entre la sculpture et son contexte, en fonction des personnes qui habiteront Residenz temporairement : nous, nos amis, des visiteurs, des invités, les voisins. L’intérieur est conçu comme un logement privé classique : deux chambres, un salon, une cuisine et une salle de bain, ainsi qu’un espace non défini à l’étage, et pourra, comme toute habitation, devenir ponctuellement un espace public.
DY : Vous parlez de votre travail en termes de sculpture, et j'avoue que je suis impressionnée par la réussite formelle, esthétique de ce que vous présentez, que ce soit une exposition, une intervention dans l'espace public, un dessin, une vidéo. Vous avez un vrai langage plastique de sculpteurs, bien que le fondement du travail repose sur des expériences humaines, et sur des questions sociales et politiques.
SDIP : En règle générale, nous parlons davantage d’action sculpturale que de sculpture proprement dite, puisque le processus est la forme. Dans l’élaboration de Residenz, les maquettes de principe (4) ont une finalité en soi et sont aussi une étape nécessaire de cette même élaboration. A chaque étape le choix esthétique est simple parce que le processus mis en place impose la solution. Plus la forme est précise, plus elle est ouverte. Pour Residenz, nous recherchions des enveloppes à échelle humaine produites ou distribuées dans la région, présentes couramment dans le paysage. Le chalet, le hangar et la citerne, l’armoire métallique sont apparus très vite.
L’exposition Residenz au centre d’art a permis de rendre visible le lien avec les entreprises avec lesquelles nous avons travaillé, et donc le processus. Pour cela, dans sa forme même nous avons mixé les codes de la foire commerciale avec ceux de l’exposition d’art contemporain. Les produits des entreprises sont apparus dans l’exposition au même titre que les maquettes de principe, la maquette de Residenz, et tous les produits dérivés : dessins, vidéos, table de travail, plans, plantes…
A Rennes, nous avons réalisé une autre action sculpturale : Comment faire tenir une forme colorée dans l’espace ? Il s’est agi d’écrire sur place un texte composé à partir de réflexions autour de l’espace public et de notre travail en y ajoutant des mensonges, des citations, des souvenirs, des titres de journaux, des rêves, ce tout constituant une matière brute, en chantier, à laquelle, tous les jours, on a pu enlever ou ajouter des parties. Partant de l’écriture nous avons pensé sculpture. Ce qui a donné forme à cette action sculpturale, c’était sa lecture tous les jours dans des lieux publics aux endroits où sont placés des dispositifs de diffusion sonore: un parking sous-terrain, les Galeries Lafayette, Radio Campus, la patinoire, le hall d’une salle de spectacle. Ainsi nous avons fait apparaître une forme mentale, autant pour nous que pour les auditeurs occasionnels. Tous les éléments que nous avons utilisé ont été traités en tant que matière. Le langage étant la matière qui a formalisé les choses qui nous sont passées par la tête, les moments de lecture inscrits dans le quotidien de l’auditeur étant les points de vue pour observer cette matière. Les lieux de lecture ont été le support de cette matière, mais aussi son décor, et source d’inspiration (5).
DY : Dans Residenz vous rendez visible, donnez une valeur artistique à des éléments qui constituent la réalité banale locale, et sa réalité économique présente. En même temps, en inscrivant comme principe l'usage privé de l'intérieur de la sculpture, vous allez au-delà de l'échange économique habituel, c’est à dire une œuvre réalisée en échange d'une somme d'argent. Vous posez alors la question de l'économie de l'art, et de la part qui revient à l'artiste.
SDIP : Au lieu de fabriquer des formes qui seraient reconnaissables comme « œuvres d’art » dans l’espace public, nous préférons que les formes puissent apparaître comme produites par le contexte même. Nous fonctionnons comme des intermédiaires entre les différents composants d’un contexte, pour les faire dialoguer à travers leurs propres formes.
Avec Residenz, nous avons réunis les ingénieurs des trois principales entreprises pour qu’ils trouvent ensemble le meilleur dispositif d’assemblage entre leurs produits respectifs. En même temps l’interaction entre le parc, son histoire, ses familiers, son propriétaire, devient le socle de la sculpture.
Avec Residenz se pose la question de savoir à qui appartient l’intérieur d’une œuvre d’art... Nous avons tout de suite pensé que la réponse à cette question pouvait en réalité renforcer l’exercice du droit moral de l’artiste sur son œuvre, puisque l’artiste l’occupe en permanence.
A ce stade nous savons que c’est juridiquement possible : l’extérieur de Residenz peut être une sculpture publique, et l’intérieur peut être cédé aux artistes par le biais d’un bail amphitéotique d’une durée maximale de 99 ans, renouvelable.
DY : Il me semble qu’il y a là un problème de valeurs. Est-ce que la création d’une forme dans l’espace public, est équivalente en « valeur » à un espace de vie, qui vous appartient en propre. En général, un artiste obtient une somme d’argent , suite à la création d’une œuvre. Mais là, ce n’est pas de l’argent que vous demandez, c’est de la vie, la possibilité de vivre quelque part. C’est inquantifiable, et donc inenvisageable (non envisageable), comme le laissent penser certaines résistances à la réalisation. Vous sortez de l’échange économique traditionnel, et vous y introduisez de la vie, une valeur non mesurable, non échangeable à priori.
Valeur : caractère mesurable (d’un objet) en tant que susceptible d’être échangé, d’être désiré. Econ. Qualité d’une chose fondée sur son utilité objective ou subjective (valeur d’usage), sur le rapport de l’offre à la demande (valeur d’échange) sur la quantité de travail nécessaire à la production (Robert).
SDIP : En termes économiques, la vie privée est une valeur ajoutée de la sculpture.
Valeur ajoutée : différence entre la valeur de la production évaluée aux prix du marché et la valeur des biens et services utilisés dans le processus de production (Robert)
DY : Residenz m’intéresse tout particulièrement parce que, entre autres, elle crée un espace résidentiel totalement indépendant sous l’entière responsabilité des artistes, contrairement au programme de résidences du centre d’art, qui s’inscrit dans un projet artistique et culturel, et dans lequel les artistes sont en quelque sorte « sous contrôle ». Votre proposition instaure un rapport inverse, curieusement très inhabituel : l’institution et les collectivités publiques ne sont plus dans la commande, mais dans la situation de répondre à une proposition qui vient des artistes. On voit là qu’il y a un total paradoxe dans la façon dont fonctionne l’art en France (mais c’est sans doute vrai aussi ailleurs). La proposition initiale ne vient jamais des artistes, mais ils répondent toujours à une commande. Les difficultés que nous rencontrons pour la réalisation de Residenz sont en partie dues à cela.
SDIP : c’est ton invitation pour une résidence au Centre d’art qui a initié Residenz la mettant dans un cadre professionnel. A partir du moment où l’idée de cette construction dans l’espace du parc, espace public appartenant au Département, est née nous nous sommes rendus compte que nous n’étions plus dans le scénario habituel utilisé pour inscrire l’art dans l’espace public. En règle générale l’initiative ne vient jamais des artistes, que ce soit dans le cadre d’une commande publique d’une collectivité, de l’Etat, ou par exemple, des Nouveaux Commanditaires de la Fondation de France; elle est toujours prise par la collectivité qui l’inscrit dans un projet urbanistique, une construction ou la rénovation d’un bâtiment public.
Avec Residenz, on veut passer en revue toutes les questions existentielles qui concernent l’arrivée d’une sculpture dans cet espace public, et le rôle donné aux collectivités publiques dans ce processus-là. C’est un rôle qui engendre une responsabilité artistique. Le fait d’accepter cette sculpture, de la valider ou pas, devient sculptural, devient artistique. Dans les autres scénarios que nous connaissons, quand un projet de sculpture publique est lancé, son existence à partir de ce moment-là n’est plus remise en question. Après, il s’agit juste de questionnements pragmatiques, comment le faire, à quel coût, etc.
La question de l’existence de Residenz est toujours en suspens. A cela s’ajoute le fait qu’ici il s’agit en même temps d’une proposition de résidence autonome. Quelle est la place de l’artiste dans la cité ? Pourrait-on imaginer un système dans lequel les pouvoirs publics répondraient aux initiatives et aux projets émanant des artistes ? La conception même de l’espace public, des villes en serait complètement transformée !
Nous voulons faire exister ce que l’on fait de la manière la plus significative possible dans un contexte. Il faut donc que une idée soit réellement acceptée, pas seulement comme un projet artistique ou une fantaisie, mais en tant que réalité.
Nous imaginons qu’une fois que nous habiterons dans le Parc, nous aurons sans doutes un contact très différent avec les habitants de Pougues-les-Eaux, ils deviendront nos voisins. C’est une situation à l’échelle 1:1. Il s’agit de vivre réellement ce scénario qui n’est pas uniquement une fiction, qui n’est pas seulement une représentation symbolique.
Residenz est en quelque sorte une déclaration d’amour à cet endroit qui est une entité complexe, qui comprend le Parc, le Département, le Centre d’art, les habitants, l’histoire thermale, la Région, le Pays et l’Etat français. Mais c’est aussi un chantage affectif. Just do it because I love you.
DY : Dans la réalisation d’un travail, vous engagez votre vie, il y a donc une dimension émotionnelle, affective. Dans Happy end (6), que vous menez parallèlement à Residenz, vous avez mis en jeu tous les éléments matériels de votre vie. Il s’agit de la vente en un seul lot de tous vos biens, cette action étant le scénario que vous vivez pour réaliser un film. Hans & Gretel : communauté des biens est l’inventaire de vos biens (7). Chaque objet est décrit selon des paramètres différents : origine, valeur utilitaire, sociologique, esthétique, symbolique. Il y a un jeu de miroir qui se met en place avec le spectateur.
SDIP : Dans Happy end, l’échange économique nous permet de transformer nos biens matériels en une fiction. Tout en gardant la même valeur, on propose un changement d’état, et donc de forme et de contenu, comme une pirouette qui nous permet de transformer des objets en un autre objet, un film, portant la même valeur matérielle plus une valeur ajoutée. C’est un thème récurrant chez Vermeer. Dans « La Laitière » par exemple, le lait glisse d’un récipient à l’autre et change de forme, sans changer de nature.
De plus en plus, les choses que nous faisons définissent et en même temps influencent complètement notre manière de vivre, sans que notre vie devienne le sujet de notre travail. C’est l’histoire d’une transformation possible, qui peut éventuellement suggérer d’autres modes d’appropriation du réel.
DY : L’action que vous avez réalisée pendant l’été 2005 à Ypres est dans la même veine. Vous étiez invités dans l’exposition de groupe Tijdelijk Onbewoonbaar Verklaard (déclaré temporairement inhabitable) organisée par l’association MTTS. (8)
SDIP : UMFblyzer était une rue qui fonctionnait comme un « hôtel demi-étoile », c’était la manière la plus simple d’obtenir une rue habitée. L’espace central était couvert d’une serre et sur les flancs étaient incrustées les chambres : des cabines en bois avec un trou d’aération, une ampoule, une prise, un poster et un lit à deux places. L’ensemble se situait à l’entrée du musée de la Guerre (la Première Guerre Mondiale), dans la cour intérieure des Halles aux Draps, en plein centre ville. Le passage des touristes et visiteurs du musée engendrait le contexte de UMFblyzer. Toute la vie de l’Hôtel était visible : les occupants se levant le matin, prenant leur douche et le petit-déjeuner, les draps et le linge pendus à sécher comme dans une rue de Naples, tout ce que l’on peut imaginer se passer dans un hôtel et dans une rue populaire en même temps.
D.Y : On voit qu’il y a beaucoup de niveaux. Vous habitiez là, il y avait des invités ou des clients, des gens que vous connaissiez ou que vous ne connaissiez pas et aussi les passants de la rue. Des strates se superposaient et cohabitaient, se traversaient, de votre couple couple au flot des touristes du monde entier, en passant par les habitants de la ville.
SDIP : A Ypres, UMFblyzer était comme une parenthèse posée sur le flux de touristes qui, à cet endroit défini, entrait en contact avec le mouvement et le temps intrinsèques de l’hôtel. On avait quelquefois 700 ou 800 personnes dans la journée. Cette réalité là était soulignée par la présence d’une vie dans un autre temps, un autre rythme. Pendant que les gens passaient, nous on était là. On avait vraiment l’impression de sculpter le présent. UMFblyzer comme interbellum entre la Première Guerre Mondiale et l’Irak, où l’on suivait sur CNN le pull out à Ghaza et les dégâts de Katrina, et où la nuit, sous les draps, on dormait sous la deuxième couche d’authenticité pornographique. « We also f**k eachother in reality (Ginger Lynn & Tom Byron) », « Sleep harder », « Michael Jackson ≠ Michael Jackson », « It was you today Katrina », «La promenade des anglais, nice isn’t it ? », « Future », « I’m happy to be here », « Fasta », « No technical info », « Moules –50% », « Ypres was a gas », « Bientôt des ruines pittoresques », « L’imagination annule l’effort ».
DY : Pour venir à la notion d’utopie, j’ai l’impression, dans la façon dont vous le présentez, qu’il ne s’agit pas de créer une communauté utopique comme dans les années 60, mais plutôt de faire apparaître la multiplicité du monde dans lequel on vit, à travers la cohabitation de strates relationnelles différentes.
SDIP : C’est la position de l’intermédiaire-interprète qui nous attire le plus. Si nous prenons en compte plusieurs composantes d’un contexte donné et que nous mettons en place des points de rencontre entre ces entités, ceci donne un organisme complexe qui peut prendre forme dans une situation d’une certaine durée sur un lieu précis. On est plutôt dans l’idée d’occupation temporaire, que dans celle d’un modèle idéal de société. Comment peut-on créer un environnement, une faille, une appropriation, par une action d’occupation temporaire
Pour reprendre l’image du ver de terre, le principe d’occupation temporaire d’un espace nous permet d’opérer cette digestion du réel et sa transformation dans une immédiateté. Les formes ou les éléments que nous utilisons pour la construction de l’espace sont issus de la situation proche. D’autres appropriations possibles de ces formes deviennent évidentes une fois qu’elles sont libérées de leur usage commun. Il est possible de faire parler un contexte à la façon du ventriloque, de « mixer en live » les éléments qui constituent l’environnement, faire des liens entre l’intime et une situation plus globale, le petit monde et le grand monde, avec un retour direct au réel. Par exemple, dans UMFblyzer, des slogans étaient inscrits au jour le jour en fonction des nouvelles de la télévision, du passé proche, ou de la vie de l’hôtel, en dialectique avec la perception touristique de l’histoire du lieu.
Avec le recul, là j’ai vraiment senti ce que pourrait être Residenz, en injectant le présent à une forme.
DY : J’ai l’impression qu’il y a deux choses importantes en particulier pour UMFblyzer et pour Residenz : le rapport à l’histoire, et le rapport à la perception du présent par rapport à l’histoire.
SDIP : Oui. Dans la ville de Ypres il se passe quelque chose de très particulier en rapport au temps. C’est une ville qui a été bombardée entièrement pendant la première guerre mondiale. Au lieu de reconstruire une nouvelle ville, elle a été reconstruite à l’identique. Le temps est en quelque sorte bloqué, arrêté, un peu comme dans le parc de Pougues-les-Eaux. A Ypres, quand tu parles du passé, il est toujours interprété par rapport à la première guerre mondiale. Pougues-les-Eaux vit aussi dans son passé thermal, dans la nostalgie d’une période économique florissante mais disparue. Le parc est inscrit à l’inventaire des monuments historiques, et il semblerait qu’alors, il soit figé dans un devoir de préservation des signes du passé (9). Pour Residenz, nous allons utiliser des produits issus de l’économie locale d’aujourd’hui. On peut voir Residenz comme la mémoire d’un moment donné, une mémoire économique au même titre que, par exemple, le Pavillon des Sources, qui témoigne de l’histoire thermale du parc.
DY : La comparaison avec le Pavillon des Sources est assez juste; le Parc enregistre les différentes strates de sa propre histoire et Residenz témoigne de la période actuelle.
SDIP : Oui, je crois qu’il s’agit vraiment d’inscrire du présent. C’est pour cette raison qu’en général nous ne voulons pas utiliser le terme de « projet » parce que ce serait parler de quelque chose qui n’existe pas.
La forme est là, dans le présent.
DY : L’hôtel était temporaire, mais Residenz, c’est un propos définitif, et c’est pour cela que la mise en œuvre semble beaucoup plus compliquée. Au-delà de la question du financement, la difficulté que nous rencontrons dans le passage à la réalisation concrète est aussi due à cette difficulté d’inscrire du présent dans l’espace public.
SDIP : On a l’impression que, pour pouvoir apporter du présent, il faut le faire à une échelle réduite; que ce n’est pas possible à l’échelle de la société dans laquelle on vit. Quand le présent s’éteint, l’espace reste là comme une trace. New York a enregistré le modernisme, et l’on a l’impression qu’il est difficile d’aller au-delà. De même, Paris est aujourd’hui un musée en plein air. On a constaté par contre en Serbie une présence très forte des signes du présent, liés au capitalisme qui s’installe et auquel ce pays ne peut échapper. Les affiches publicitaires sont de tailles démesurées, on voit que les normes de sécurité, des proportions, du « bon goût » ne se sont pas encore installées. C’est une situation qui n’est pas forcément positive ou souhaitable, mais on sent que c’est une société qui collectivement est en train de bouillonner, de se réinventer, et aussi de se positionner par rapport au « nouveau qui arrive », pour le moment dans une liberté et une improvisation plus grandes. En réalité, le pays entier est une singularité dans l’organisation économique mondiale, surtout par rapport à l’Europe. La Serbie est encore à la périphérie de l’Europe. C’est dans les périphéries que le présent peut exister, parfois de manière violente.
DY : Il y a donc plus de « possible », d’invention, de création, dans ces pays émergents. Qu’est-ce qu’un artiste « occidental » peut-il faire aujourd’hui ?
SDIP : Continuer. Le confinement culturel éprouvé par les artistes dans les années 70 et qu’ils imputaient à l'effet neutralisant, inefficace, abstrayant, trop protégeant et politiquement lobotomisant du musée (Robert Smithson a aussi parlé de prison, d’asile ou de cimetière pour l'art) n'a rien dû perdre de son importance jusqu'à aujourd'hui.
Il ne nous semble toutefois plus pertinent de continuer à en faire porter la faute au white cube et au musée.
D'une part ce sont les artistes eux-mêmes, aussi dialectique puisse être leur art, qui acceptent les limites du monde professionnel de l’art (la dépendance ne tolère pas l’autocritique) et d'autre part le musée et la rue font désormais partie du même programme - sauf que les gardiens du musée sont moins stricts que leurs collègues de la rue. La rue est tellement institutionnalisée, correcte et conditionnée aujourd’hui que le musée, par défaut, peut devenir le nouveau "underground" de la société occidentale. Amen.
Notes :
(1). Le casino a aujourd’hui quitté l’ancien bâtiment situé dans le parc, pour s’installer dans un nouveau bâtiment à l’entrée de la ville.
(2). Action réalisée avec David Evrard, Caudiès de Fenouillèdes, France, étés 1999, 2000, 2001.
(3). Place du Commandant L’Herminier, aménagée par Dan Graham en 1994.
(4). Les Maquettes de principe pour Residenz (play mobils) ne traduisent pas la forme de Residenz mais son principe sculptural par l’assemblage d’emballages de produits alimentaires et autres.
(5). Chantier public #2 : exposition de groupe ( 08 avril – 15 mai 2005) organisée par 40mcube à Rennes. Commissariat : Anne Langlois, Patrice Goasduff. Artistes : Ateliermobile, Simona Denicolai & Ivo Provoost, Daniel Dewar & Grégory Gicquel, Le gentil garçon, Nicolas Milhé, Benoît-Marie Moriceau, Bénédicte Olivier.
(6). Le titre de l’action de vente est barré jusqu'à la conclusion de la vente.
(7). Œuvre sonore pour la ligne téléphonique du Frac Bourgogne + 33 (0)3 80 67 18 18, commande du Frac Bourgogne. Hans & Gretel : Communauté des biens (Août 2004) ; vinyle édité par Small Noise, Happy End / hans & gretel : community of goods – inventory, Small Noise n° 11, 500 exemplaires, 2002.
(8). Tijdelijk Onbewoonbaar Verklaard : exposition de groupe ( 15 juillet – 4 septembre 2005) organisée par MTTS vzw More Talent Than Space, à Ypres. Commissariat : Bram Van Damme. Artistes : Simona Denicolai & Ivo Provoost, Yvan Derwéduwé, Jeremy Deller, Olivier Stévenart T.S.A., Saâdane Afif, Lucie Renneboog, Dettie Flynn, Kosten Koper & Cathérine Vertige, Tony Cokes, Doghotel.
(9). Cependant, l’architecte des Bâtiments de France pour la Nièvre a donné un avis favorable (avis consultatif) à l’implantation de Residenz dans le Parc.
Danièle Yvergniaux : Vous avez été invités en résidence au Parc Saint-Léger-Centre d’art contemporain, à Pougues-les-Eaux, en 2002 et 2003. Vous avez proposé de travailler à la conception et à l’étude de faisabilité de Residenz. Fin 2003, Residenz a fait l’objet d’une exposition au Centre d’art. La mise en œuvre de la réalisation est pour le moment suspendue.
Rappelons le principe de Residenz : il s’agit de construire une sculpture habitable dans le parc, à proximité du centre d’art, une forme constituée d’un assemblage de différents éléments fournis par le contexte industriel et économique du territoire. Residenz est une sculpture publique. C’est aussi une habitation et une résidence autonome dont vous vous réservez l’usage. Cette structure sera inscrite dans le projet artistique du Centre d’art, mais ce qui s’y vivra le sera sous votre entière responsabilité.
Il faut savoir que le Parc Saint Léger est le site d’une ancienne station thermale, longtemps florissante, qui a cessé ses activités dans les années ‘70. Des traces de ce passé sont encore visibles aujourd’hui : le pavillon des sources, le casino encore en activité (1), la glacière, le promenoir, ainsi que l’ancienne usine d’embouteillage et un hôtel qui ont été réhabilités pour abriter le Centre d’art. Une sculpture de Xavier Veilhan, objet d’une commande publique, est installée sur le plan d’eau. Le parc et les bâtiments qui l’habitent sont aujourd’hui la propriété du Département de la Nièvre, et inscrits à l’inventaire des monuments historiques.
Je souhaiterais d’abord que l’on replace Residenz dans la généalogie de votre travail artistique. Pour ma part, je relie ce travail à deux autres actions qui sont : 1998 à Nantes, espace que vous avez créé dans la ville pendant un an pour y mener des actions artistiques, dans un préfabriqué « Algeco » installé sur une place ; et plus tard Building/Underwood (2) dans les Pyrénées, un terrain ouvert où vous avez développé un lieu de vie et de travail près d’un village. 1998 marque votre première incursion dans l’espace public. Building/Underwood, relève plutôt de l’idée d’habitation et invente un mode de vie collective sur un terrain en friche.
Simona Denicolai & Ivo Provoost : Avant de parler de 1998 et de Building/Underwood, j’introduirais notre idée des play mobils, née avec le travail à Saint-Nazaire, Logos. C’était un travail sur l’identité de la ville. Une sélection de six éléments représentatifs de l’industrie locale a été placée là où nous sentions que la ville travaillait son image, par des aménagements urbains. Logos était un play mobil avec la ville. Ce que nous appelons un play mobil est conçu à partir d’éléments existants, appartenant au contexte précis avec lequel nous travaillons à un moment donné. Il ne s’agit pas de sculptures en soi, mais d’une action sculpturale. Nous prenons des éléments existants pour les associer, dissocier, assembler les uns aux autres et formuler un langage. Residenz est née aussi de cette pratique. Nous avons identifié une articulation de certains éléments : un hangar métallique de type agricole est traversé par un châlet en bois et pénétré par une citerne. Une armoire métallique est posée un peu plus loin.
Sur le fil des play mobils il y a une image qui nous tient à cœur, celle du ver de terre. Cela résume notre posture. Le ver de terre a besoin d’avaler son contexte pour pouvoir avancer, il le digère et il le défèque pour survivre et évoluer dans son environnement. Donc le contexte le traverse.
L’action 1998, consistait à poser dans la ville de Nantes sur la «Dan Graham Plaza» (3) un espace d’exposition qui viendrait se rajouter à la ville et qui, après une durée d’un an, pouvait disparaître sans laisser de traces physiques.
Je vois Residenz comme une synthèse de ces trois propositions. Si l’on examine l’ordre chronologique, c’est assez clair. Il y a d’abord 1998, qui est une enveloppe dans l’espace public ; puis Logos, qui utilise des formes existantes, la production industrielle du contexte comme forme ; et enfin Building/Underwood, où l’on questionne la vie privée, l’habitat, sur un terrain qui est en même temps ouvert au public comme un parc touristique.
1998 était très démonstratif, c’était un lieu d’exposition dans l’espace public, temporairement imposé.
Pour Residenz il s’agit de créer aussi un espace privé à l’intérieure de la sculpture. Par ailleurs nous pensons qu’il faut considérer tout espace où se trouve un public potentiel comme un espace public. Pour qu’il y ait un public, il faut que quelque chose se passe, mais ce n’est absolument pas nécessaire. Il y a un public à partir d’une personne. Une personne suffit pour témoigner. Ainsi le lit matrimonial est un espace public.
DY : L’intérieur de Residenz est donc à priori un espace privé qui vous est propre, potentiellement doté, comme tu le dis, d’une dimension publique.
SDIP : Oui, parce que de l’extérieur c’est une sculpture dans un parc public. Une sculpture qui parle et qui respire. Notre vie est la première matière que l’on a à notre disposition, c’est avec elle que l’on fonctionne. L’inscrire dans cette coquille veut dire pouvoir donner forme à cette matière par un geste sculptural. Cette vie n’est pas seulement la nôtre. Elle se remplit de passages, échanges, invitations comme nous le faisons tout simplement chez nous. Finalement c’est une matière sculpturale au même titre que le hangar, le chalet et la citerne. Cela paraît plus abstrait, mais pour nous il n’y a pas vraiment de différence entre la matière qui constitue notre quotidien et un objet tiré lui aussi du quotidien. On la met en jeu comme les artistes du Body Art utilisaient leur corps.
La forme de Residenz vient de l’idée du camouflage. Nous utilisons ce qui est produit, ce qui pousse sur place; la forme existe donc déjà dans le paysage et devient, dans notre sculpture, une frontière entre l’espace public et l’espace privé. Cependant, à certains endroits il y a une porosité entre ces deux espaces. L’espace entre l’armoire métallique (destinée au stockage du matériel) et le corps principal de la sculpture par exemple peut-être considéré, selon le point de vue, comme semi-public ou semi-privé. Il y a aussi une porosité sociale entre la sculpture et son contexte, en fonction des personnes qui habiteront Residenz temporairement : nous, nos amis, des visiteurs, des invités, les voisins. L’intérieur est conçu comme un logement privé classique : deux chambres, un salon, une cuisine et une salle de bain, ainsi qu’un espace non défini à l’étage, et pourra, comme toute habitation, devenir ponctuellement un espace public.
DY : Vous parlez de votre travail en termes de sculpture, et j'avoue que je suis impressionnée par la réussite formelle, esthétique de ce que vous présentez, que ce soit une exposition, une intervention dans l'espace public, un dessin, une vidéo. Vous avez un vrai langage plastique de sculpteurs, bien que le fondement du travail repose sur des expériences humaines, et sur des questions sociales et politiques.
SDIP : En règle générale, nous parlons davantage d’action sculpturale que de sculpture proprement dite, puisque le processus est la forme. Dans l’élaboration de Residenz, les maquettes de principe (4) ont une finalité en soi et sont aussi une étape nécessaire de cette même élaboration. A chaque étape le choix esthétique est simple parce que le processus mis en place impose la solution. Plus la forme est précise, plus elle est ouverte. Pour Residenz, nous recherchions des enveloppes à échelle humaine produites ou distribuées dans la région, présentes couramment dans le paysage. Le chalet, le hangar et la citerne, l’armoire métallique sont apparus très vite.
L’exposition Residenz au centre d’art a permis de rendre visible le lien avec les entreprises avec lesquelles nous avons travaillé, et donc le processus. Pour cela, dans sa forme même nous avons mixé les codes de la foire commerciale avec ceux de l’exposition d’art contemporain. Les produits des entreprises sont apparus dans l’exposition au même titre que les maquettes de principe, la maquette de Residenz, et tous les produits dérivés : dessins, vidéos, table de travail, plans, plantes…
A Rennes, nous avons réalisé une autre action sculpturale : Comment faire tenir une forme colorée dans l’espace ? Il s’est agi d’écrire sur place un texte composé à partir de réflexions autour de l’espace public et de notre travail en y ajoutant des mensonges, des citations, des souvenirs, des titres de journaux, des rêves, ce tout constituant une matière brute, en chantier, à laquelle, tous les jours, on a pu enlever ou ajouter des parties. Partant de l’écriture nous avons pensé sculpture. Ce qui a donné forme à cette action sculpturale, c’était sa lecture tous les jours dans des lieux publics aux endroits où sont placés des dispositifs de diffusion sonore: un parking sous-terrain, les Galeries Lafayette, Radio Campus, la patinoire, le hall d’une salle de spectacle. Ainsi nous avons fait apparaître une forme mentale, autant pour nous que pour les auditeurs occasionnels. Tous les éléments que nous avons utilisé ont été traités en tant que matière. Le langage étant la matière qui a formalisé les choses qui nous sont passées par la tête, les moments de lecture inscrits dans le quotidien de l’auditeur étant les points de vue pour observer cette matière. Les lieux de lecture ont été le support de cette matière, mais aussi son décor, et source d’inspiration (5).
DY : Dans Residenz vous rendez visible, donnez une valeur artistique à des éléments qui constituent la réalité banale locale, et sa réalité économique présente. En même temps, en inscrivant comme principe l'usage privé de l'intérieur de la sculpture, vous allez au-delà de l'échange économique habituel, c’est à dire une œuvre réalisée en échange d'une somme d'argent. Vous posez alors la question de l'économie de l'art, et de la part qui revient à l'artiste.
SDIP : Au lieu de fabriquer des formes qui seraient reconnaissables comme « œuvres d’art » dans l’espace public, nous préférons que les formes puissent apparaître comme produites par le contexte même. Nous fonctionnons comme des intermédiaires entre les différents composants d’un contexte, pour les faire dialoguer à travers leurs propres formes.
Avec Residenz, nous avons réunis les ingénieurs des trois principales entreprises pour qu’ils trouvent ensemble le meilleur dispositif d’assemblage entre leurs produits respectifs. En même temps l’interaction entre le parc, son histoire, ses familiers, son propriétaire, devient le socle de la sculpture.
Avec Residenz se pose la question de savoir à qui appartient l’intérieur d’une œuvre d’art... Nous avons tout de suite pensé que la réponse à cette question pouvait en réalité renforcer l’exercice du droit moral de l’artiste sur son œuvre, puisque l’artiste l’occupe en permanence.
A ce stade nous savons que c’est juridiquement possible : l’extérieur de Residenz peut être une sculpture publique, et l’intérieur peut être cédé aux artistes par le biais d’un bail amphitéotique d’une durée maximale de 99 ans, renouvelable.
DY : Il me semble qu’il y a là un problème de valeurs. Est-ce que la création d’une forme dans l’espace public, est équivalente en « valeur » à un espace de vie, qui vous appartient en propre. En général, un artiste obtient une somme d’argent , suite à la création d’une œuvre. Mais là, ce n’est pas de l’argent que vous demandez, c’est de la vie, la possibilité de vivre quelque part. C’est inquantifiable, et donc inenvisageable (non envisageable), comme le laissent penser certaines résistances à la réalisation. Vous sortez de l’échange économique traditionnel, et vous y introduisez de la vie, une valeur non mesurable, non échangeable à priori.
Valeur : caractère mesurable (d’un objet) en tant que susceptible d’être échangé, d’être désiré. Econ. Qualité d’une chose fondée sur son utilité objective ou subjective (valeur d’usage), sur le rapport de l’offre à la demande (valeur d’échange) sur la quantité de travail nécessaire à la production (Robert).
SDIP : En termes économiques, la vie privée est une valeur ajoutée de la sculpture.
Valeur ajoutée : différence entre la valeur de la production évaluée aux prix du marché et la valeur des biens et services utilisés dans le processus de production (Robert)
DY : Residenz m’intéresse tout particulièrement parce que, entre autres, elle crée un espace résidentiel totalement indépendant sous l’entière responsabilité des artistes, contrairement au programme de résidences du centre d’art, qui s’inscrit dans un projet artistique et culturel, et dans lequel les artistes sont en quelque sorte « sous contrôle ». Votre proposition instaure un rapport inverse, curieusement très inhabituel : l’institution et les collectivités publiques ne sont plus dans la commande, mais dans la situation de répondre à une proposition qui vient des artistes. On voit là qu’il y a un total paradoxe dans la façon dont fonctionne l’art en France (mais c’est sans doute vrai aussi ailleurs). La proposition initiale ne vient jamais des artistes, mais ils répondent toujours à une commande. Les difficultés que nous rencontrons pour la réalisation de Residenz sont en partie dues à cela.
SDIP : c’est ton invitation pour une résidence au Centre d’art qui a initié Residenz la mettant dans un cadre professionnel. A partir du moment où l’idée de cette construction dans l’espace du parc, espace public appartenant au Département, est née nous nous sommes rendus compte que nous n’étions plus dans le scénario habituel utilisé pour inscrire l’art dans l’espace public. En règle générale l’initiative ne vient jamais des artistes, que ce soit dans le cadre d’une commande publique d’une collectivité, de l’Etat, ou par exemple, des Nouveaux Commanditaires de la Fondation de France; elle est toujours prise par la collectivité qui l’inscrit dans un projet urbanistique, une construction ou la rénovation d’un bâtiment public.
Avec Residenz, on veut passer en revue toutes les questions existentielles qui concernent l’arrivée d’une sculpture dans cet espace public, et le rôle donné aux collectivités publiques dans ce processus-là. C’est un rôle qui engendre une responsabilité artistique. Le fait d’accepter cette sculpture, de la valider ou pas, devient sculptural, devient artistique. Dans les autres scénarios que nous connaissons, quand un projet de sculpture publique est lancé, son existence à partir de ce moment-là n’est plus remise en question. Après, il s’agit juste de questionnements pragmatiques, comment le faire, à quel coût, etc.
La question de l’existence de Residenz est toujours en suspens. A cela s’ajoute le fait qu’ici il s’agit en même temps d’une proposition de résidence autonome. Quelle est la place de l’artiste dans la cité ? Pourrait-on imaginer un système dans lequel les pouvoirs publics répondraient aux initiatives et aux projets émanant des artistes ? La conception même de l’espace public, des villes en serait complètement transformée !
Nous voulons faire exister ce que l’on fait de la manière la plus significative possible dans un contexte. Il faut donc que une idée soit réellement acceptée, pas seulement comme un projet artistique ou une fantaisie, mais en tant que réalité.
Nous imaginons qu’une fois que nous habiterons dans le Parc, nous aurons sans doutes un contact très différent avec les habitants de Pougues-les-Eaux, ils deviendront nos voisins. C’est une situation à l’échelle 1:1. Il s’agit de vivre réellement ce scénario qui n’est pas uniquement une fiction, qui n’est pas seulement une représentation symbolique.
Residenz est en quelque sorte une déclaration d’amour à cet endroit qui est une entité complexe, qui comprend le Parc, le Département, le Centre d’art, les habitants, l’histoire thermale, la Région, le Pays et l’Etat français. Mais c’est aussi un chantage affectif. Just do it because I love you.
DY : Dans la réalisation d’un travail, vous engagez votre vie, il y a donc une dimension émotionnelle, affective. Dans Happy end (6), que vous menez parallèlement à Residenz, vous avez mis en jeu tous les éléments matériels de votre vie. Il s’agit de la vente en un seul lot de tous vos biens, cette action étant le scénario que vous vivez pour réaliser un film. Hans & Gretel : communauté des biens est l’inventaire de vos biens (7). Chaque objet est décrit selon des paramètres différents : origine, valeur utilitaire, sociologique, esthétique, symbolique. Il y a un jeu de miroir qui se met en place avec le spectateur.
SDIP : Dans Happy end, l’échange économique nous permet de transformer nos biens matériels en une fiction. Tout en gardant la même valeur, on propose un changement d’état, et donc de forme et de contenu, comme une pirouette qui nous permet de transformer des objets en un autre objet, un film, portant la même valeur matérielle plus une valeur ajoutée. C’est un thème récurrant chez Vermeer. Dans « La Laitière » par exemple, le lait glisse d’un récipient à l’autre et change de forme, sans changer de nature.
De plus en plus, les choses que nous faisons définissent et en même temps influencent complètement notre manière de vivre, sans que notre vie devienne le sujet de notre travail. C’est l’histoire d’une transformation possible, qui peut éventuellement suggérer d’autres modes d’appropriation du réel.
DY : L’action que vous avez réalisée pendant l’été 2005 à Ypres est dans la même veine. Vous étiez invités dans l’exposition de groupe Tijdelijk Onbewoonbaar Verklaard (déclaré temporairement inhabitable) organisée par l’association MTTS. (8)
SDIP : UMFblyzer était une rue qui fonctionnait comme un « hôtel demi-étoile », c’était la manière la plus simple d’obtenir une rue habitée. L’espace central était couvert d’une serre et sur les flancs étaient incrustées les chambres : des cabines en bois avec un trou d’aération, une ampoule, une prise, un poster et un lit à deux places. L’ensemble se situait à l’entrée du musée de la Guerre (la Première Guerre Mondiale), dans la cour intérieure des Halles aux Draps, en plein centre ville. Le passage des touristes et visiteurs du musée engendrait le contexte de UMFblyzer. Toute la vie de l’Hôtel était visible : les occupants se levant le matin, prenant leur douche et le petit-déjeuner, les draps et le linge pendus à sécher comme dans une rue de Naples, tout ce que l’on peut imaginer se passer dans un hôtel et dans une rue populaire en même temps.
D.Y : On voit qu’il y a beaucoup de niveaux. Vous habitiez là, il y avait des invités ou des clients, des gens que vous connaissiez ou que vous ne connaissiez pas et aussi les passants de la rue. Des strates se superposaient et cohabitaient, se traversaient, de votre couple couple au flot des touristes du monde entier, en passant par les habitants de la ville.
SDIP : A Ypres, UMFblyzer était comme une parenthèse posée sur le flux de touristes qui, à cet endroit défini, entrait en contact avec le mouvement et le temps intrinsèques de l’hôtel. On avait quelquefois 700 ou 800 personnes dans la journée. Cette réalité là était soulignée par la présence d’une vie dans un autre temps, un autre rythme. Pendant que les gens passaient, nous on était là. On avait vraiment l’impression de sculpter le présent. UMFblyzer comme interbellum entre la Première Guerre Mondiale et l’Irak, où l’on suivait sur CNN le pull out à Ghaza et les dégâts de Katrina, et où la nuit, sous les draps, on dormait sous la deuxième couche d’authenticité pornographique. « We also f**k eachother in reality (Ginger Lynn & Tom Byron) », « Sleep harder », « Michael Jackson ≠ Michael Jackson », « It was you today Katrina », «La promenade des anglais, nice isn’t it ? », « Future », « I’m happy to be here », « Fasta », « No technical info », « Moules –50% », « Ypres was a gas », « Bientôt des ruines pittoresques », « L’imagination annule l’effort ».
DY : Pour venir à la notion d’utopie, j’ai l’impression, dans la façon dont vous le présentez, qu’il ne s’agit pas de créer une communauté utopique comme dans les années 60, mais plutôt de faire apparaître la multiplicité du monde dans lequel on vit, à travers la cohabitation de strates relationnelles différentes.
SDIP : C’est la position de l’intermédiaire-interprète qui nous attire le plus. Si nous prenons en compte plusieurs composantes d’un contexte donné et que nous mettons en place des points de rencontre entre ces entités, ceci donne un organisme complexe qui peut prendre forme dans une situation d’une certaine durée sur un lieu précis. On est plutôt dans l’idée d’occupation temporaire, que dans celle d’un modèle idéal de société. Comment peut-on créer un environnement, une faille, une appropriation, par une action d’occupation temporaire
Pour reprendre l’image du ver de terre, le principe d’occupation temporaire d’un espace nous permet d’opérer cette digestion du réel et sa transformation dans une immédiateté. Les formes ou les éléments que nous utilisons pour la construction de l’espace sont issus de la situation proche. D’autres appropriations possibles de ces formes deviennent évidentes une fois qu’elles sont libérées de leur usage commun. Il est possible de faire parler un contexte à la façon du ventriloque, de « mixer en live » les éléments qui constituent l’environnement, faire des liens entre l’intime et une situation plus globale, le petit monde et le grand monde, avec un retour direct au réel. Par exemple, dans UMFblyzer, des slogans étaient inscrits au jour le jour en fonction des nouvelles de la télévision, du passé proche, ou de la vie de l’hôtel, en dialectique avec la perception touristique de l’histoire du lieu.
Avec le recul, là j’ai vraiment senti ce que pourrait être Residenz, en injectant le présent à une forme.
DY : J’ai l’impression qu’il y a deux choses importantes en particulier pour UMFblyzer et pour Residenz : le rapport à l’histoire, et le rapport à la perception du présent par rapport à l’histoire.
SDIP : Oui. Dans la ville de Ypres il se passe quelque chose de très particulier en rapport au temps. C’est une ville qui a été bombardée entièrement pendant la première guerre mondiale. Au lieu de reconstruire une nouvelle ville, elle a été reconstruite à l’identique. Le temps est en quelque sorte bloqué, arrêté, un peu comme dans le parc de Pougues-les-Eaux. A Ypres, quand tu parles du passé, il est toujours interprété par rapport à la première guerre mondiale. Pougues-les-Eaux vit aussi dans son passé thermal, dans la nostalgie d’une période économique florissante mais disparue. Le parc est inscrit à l’inventaire des monuments historiques, et il semblerait qu’alors, il soit figé dans un devoir de préservation des signes du passé (9). Pour Residenz, nous allons utiliser des produits issus de l’économie locale d’aujourd’hui. On peut voir Residenz comme la mémoire d’un moment donné, une mémoire économique au même titre que, par exemple, le Pavillon des Sources, qui témoigne de l’histoire thermale du parc.
DY : La comparaison avec le Pavillon des Sources est assez juste; le Parc enregistre les différentes strates de sa propre histoire et Residenz témoigne de la période actuelle.
SDIP : Oui, je crois qu’il s’agit vraiment d’inscrire du présent. C’est pour cette raison qu’en général nous ne voulons pas utiliser le terme de « projet » parce que ce serait parler de quelque chose qui n’existe pas.
La forme est là, dans le présent.
DY : L’hôtel était temporaire, mais Residenz, c’est un propos définitif, et c’est pour cela que la mise en œuvre semble beaucoup plus compliquée. Au-delà de la question du financement, la difficulté que nous rencontrons dans le passage à la réalisation concrète est aussi due à cette difficulté d’inscrire du présent dans l’espace public.
SDIP : On a l’impression que, pour pouvoir apporter du présent, il faut le faire à une échelle réduite; que ce n’est pas possible à l’échelle de la société dans laquelle on vit. Quand le présent s’éteint, l’espace reste là comme une trace. New York a enregistré le modernisme, et l’on a l’impression qu’il est difficile d’aller au-delà. De même, Paris est aujourd’hui un musée en plein air. On a constaté par contre en Serbie une présence très forte des signes du présent, liés au capitalisme qui s’installe et auquel ce pays ne peut échapper. Les affiches publicitaires sont de tailles démesurées, on voit que les normes de sécurité, des proportions, du « bon goût » ne se sont pas encore installées. C’est une situation qui n’est pas forcément positive ou souhaitable, mais on sent que c’est une société qui collectivement est en train de bouillonner, de se réinventer, et aussi de se positionner par rapport au « nouveau qui arrive », pour le moment dans une liberté et une improvisation plus grandes. En réalité, le pays entier est une singularité dans l’organisation économique mondiale, surtout par rapport à l’Europe. La Serbie est encore à la périphérie de l’Europe. C’est dans les périphéries que le présent peut exister, parfois de manière violente.
DY : Il y a donc plus de « possible », d’invention, de création, dans ces pays émergents. Qu’est-ce qu’un artiste « occidental » peut-il faire aujourd’hui ?
SDIP : Continuer. Le confinement culturel éprouvé par les artistes dans les années 70 et qu’ils imputaient à l'effet neutralisant, inefficace, abstrayant, trop protégeant et politiquement lobotomisant du musée (Robert Smithson a aussi parlé de prison, d’asile ou de cimetière pour l'art) n'a rien dû perdre de son importance jusqu'à aujourd'hui.
Il ne nous semble toutefois plus pertinent de continuer à en faire porter la faute au white cube et au musée.
D'une part ce sont les artistes eux-mêmes, aussi dialectique puisse être leur art, qui acceptent les limites du monde professionnel de l’art (la dépendance ne tolère pas l’autocritique) et d'autre part le musée et la rue font désormais partie du même programme - sauf que les gardiens du musée sont moins stricts que leurs collègues de la rue. La rue est tellement institutionnalisée, correcte et conditionnée aujourd’hui que le musée, par défaut, peut devenir le nouveau "underground" de la société occidentale. Amen.
Notes :
(1). Le casino a aujourd’hui quitté l’ancien bâtiment situé dans le parc, pour s’installer dans un nouveau bâtiment à l’entrée de la ville.
(2). Action réalisée avec David Evrard, Caudiès de Fenouillèdes, France, étés 1999, 2000, 2001.
(3). Place du Commandant L’Herminier, aménagée par Dan Graham en 1994.
(4). Les Maquettes de principe pour Residenz (play mobils) ne traduisent pas la forme de Residenz mais son principe sculptural par l’assemblage d’emballages de produits alimentaires et autres.
(5). Chantier public #2 : exposition de groupe ( 08 avril – 15 mai 2005) organisée par 40mcube à Rennes. Commissariat : Anne Langlois, Patrice Goasduff. Artistes : Ateliermobile, Simona Denicolai & Ivo Provoost, Daniel Dewar & Grégory Gicquel, Le gentil garçon, Nicolas Milhé, Benoît-Marie Moriceau, Bénédicte Olivier.
(6). Le titre de l’action de vente est barré jusqu'à la conclusion de la vente.
(7). Œuvre sonore pour la ligne téléphonique du Frac Bourgogne + 33 (0)3 80 67 18 18, commande du Frac Bourgogne. Hans & Gretel : Communauté des biens (Août 2004) ; vinyle édité par Small Noise, Happy End / hans & gretel : community of goods – inventory, Small Noise n° 11, 500 exemplaires, 2002.
(8). Tijdelijk Onbewoonbaar Verklaard : exposition de groupe ( 15 juillet – 4 septembre 2005) organisée par MTTS vzw More Talent Than Space, à Ypres. Commissariat : Bram Van Damme. Artistes : Simona Denicolai & Ivo Provoost, Yvan Derwéduwé, Jeremy Deller, Olivier Stévenart T.S.A., Saâdane Afif, Lucie Renneboog, Dettie Flynn, Kosten Koper & Cathérine Vertige, Tony Cokes, Doghotel.
(9). Cependant, l’architecte des Bâtiments de France pour la Nièvre a donné un avis favorable (avis consultatif) à l’implantation de Residenz dans le Parc.